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Crédits : Nouvellesdumonde

L’Ukraine, dans l’ombre du conflit au Proche-Orient ?

Par Mila Thiebault 

« Toujours plus d’armes toujours plus d’aide ! », depuis le 7 octobre 2023, ce motif porté par Volodymyr Zelensky résonne pour ses pays alliés comme un reproche. Alors que le monde a les yeux rivés sur le conflit au Proche-Orient, Kiev s’inquiète d’une polarisation qui détournerait l’attention des États-Unis et de l’Occident au profit d’Israël. Entre guerre d’usure, enlisement et perte de soutien, les Ukrainiens vont-ils devenir les victimes collatérales du conflit au Proche-Orient ?

Un an et dix mois après le début de l’agression par la Russie, l’oubli semble menacer l’Ukraine. Si la résurgence du conflit au Proche-Orient accapare l’attention médiatique et celle des pays Occidentaux, elle menace d’estomper le soutien militaire et financier des pays alliés. Depuis le 7 octobre, pas un gros titre des quotidiens Le Monde et Libération n’est destiné à l’Ukraine. Alors que le 8 novembre marque l’avis favorable de la commission européenne à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne (UE) après des mois de négociation, que la Russie mène sa plus vaste attaque de drones sur l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe le 25 novembre, ou encore qu’elle poursuive ses bombardements dans les villes de Kherson, Odessa, Bakhmout, ou Donetsk ; ces informations capitales dans la guerre russo-ukrainienne sont reléguées au second plan. Loin de vouloir établir une hiérarchie des conflits, cela souligne une réalité ; la résurgence du conflit au Proche-Orient entraîne un détournement de l’attention internationale de la cause ukrainienne.

Une attention détournée

Fatigue, lassitude et donc oubli, c’est ce que redoute Volodymyr Zelensky, président ukrainien, lorsqu’il s’indigne d’un enlisement du conflit, samedi 4 novembre. « La guerre au Moyen-Orient détourne l’attention de l’Ukraine ». Ces propos, tenus aux côtés de la présidente de la Commission européenne, en déplacement à Kiev pour discuter de l’élargissement de l’UE, témoignent du retrait de l’espace médiatique et politique de cette guerre aux portes de l’Europe.


Si pendant plus d’un an et demi, le monde a semblé vivre au rythme des combats ukrainiens, suspendu aux bombardements, aux offensives, aux victoires et défaites, depuis le 7 octobre, il regarde ailleurs. Délaissant la contre-offensive ukrainienne à l’écart de l’info en continu, l’attention médiatique découvre une autre géographie tragique. Dans les médias, « […] une question en chasse une autre, un conflit en chasse un autre ». C’est ce qu’affirme Maurine Mercier, correspondante de la RTS (Radiotélévision Suisse) en Ukraine, dans une émission accordée à TV5 Monde, en octobre dernier, affirmant ironiquement que Poutine aurait « éradiqué le Covid ».


Derrière ce phénomène, on retrouve les contours du concept de « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter. Introduit en 1942 dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie, bien qu’il traite d’économie, ce concept livre une explication à ce détournement d’attention. Au travers de ce qu’il théorise comme « destruction créatrice », Schumpeter cherche à expliquer les cycles économiques de croissance. Selon lui, dans un contexte de renouvellement permanent du processus de création, s’engage un développement systématique de production, destruction et de restructuration. En affirmant que « Le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner », sa théorie dresse les contours du phénomène de détournement de l’attention de l’opinion publique.
 

Une bascule de la mobilisation internationale d’une géographie à l’autre ?

Après plusieurs mois de longs combats, la contre-offensive ukrainienne lancée en juin semble désormais avoir culminé, sans atteindre ses objectifs principaux. Dans un récent entretien accordé à l'hebdomadaire britannique The Economist, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Valeri Zaloujny, a reconnu qu'il n'y aurait « probablement pas de percée profonde », et que la contre-offensive serait désormais « dans une impasse ». Des résultats timides, au vu des ambitions ukrainiennes qui peuvent être justifiés par une baisse de la mobilisation internationale, face à une Russie qui dispose de ressources militaires et financières toujours plus importantes.


Dépourvues d'un nombre suffisant de chars de déminage, ainsi que de systèmes de défense antiaériennes, les forces ukrainiennes s’inquiètent de l’avenir du soutien des États-Unis et de leurs alliés occidentaux, aujourd’hui divisés sur plusieurs fronts.


La situation est d’autant plus inquiétante pour l’Ukraine, que Washington se tient en tête des fournisseurs d’aide militaire à Kiev, en ayant engagé des dizaines de milliards de dollars depuis février 2022. Or, le président états-unien Joe Biden peine à convaincre le Parti républicain de continuer à soutenir financièrement l’Ukraine. Le 2 novembre, lors d’un débat au Congrès états-unien concernant l’aide à allouer à Israël et à l’Ukraine, la question divise. Si démocrates comme républicains s’accordent à vouloir adopter une aide militaire massive à Israël, partenaire de longue date des États-Unis, le sort de l’Ukraine ne fait pas l’unanimité. La Chambre des représentants, dominée par le parti conservateur, appelle à cesser immédiatement l’aide à Kiev. Mais en parallèle, le Sénat à majorité démocrate est globalement favorable à l'aide à l'Ukraine. « L'idée selon laquelle un soutien contre la Russie nuit à d'autres priorités en matière de sécurité est fausse », estime le conservateur Mitch McConnell.


Dans ce contexte politique, Joe Biden a finalement décidé de coupler sa demande d'aide pour l'Ukraine, (61 milliards de dollars), avec celle pour Israël, (environ 14 milliards). Cette division au sein du gouvernement américain est l’une des manifestations de l’affrontement préélectoral entre démocrates et républicains. La victoire éventuelle d’un candidat républicain aux élections présidentielles états-uniennes de 2024 pourrait alors davantage compromettre l’aide future à l’Ukraine.

Côté européen, les voix contre un soutien militaire inconditionnel à l’Ukraine se font de plus en plus entendre. Alors que l’hiver approche et que le conflit s’enlise, on assiste à une érosion du soutien européen à l’Ukraine. Le nouveau Premier ministre slovaque, Robert Fico, a annoncé que, contrairement à son prédécesseur, il stopperait les aides militaires à l’Ukraine et ne voterait pas de nouvelles sanctions européennes contre la Russie tant qu’il n’aurait pas « évalué leurs conséquences sur son pays ». De même pour le premier ministre hongrois Viktor Orban, qui déclare avec fierté avoir serré la main à Vladimir Poutine le 17 octobre à Pékin, lors du sommet consacré au dixième anniversaire des routes de la soie.


Depuis l'attaque sanglante du Hamas en effet, les chefs européens se sont succédés en Israël. Du chancelier allemand, Olaf Scholz, au chef d’État français, Emmanuel Macron, en passant par le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, et son homologue italienne, Giorgia Meloni ; ce défilé rappelle celui en Ukraine, quelques mois auparavant. Une inquiétude renforcée par la déclaration de Ramesh Rajasingham, sous-secrétaire général aux affaires humanitaires de l’ONU ; « Il est important de ne pas perdre de vue d'autres crises, en particulier une crise aussi brutale et de grande portée que celle provoquée par la guerre en Ukraine […] qui continue d'infliger des niveaux de souffrance inimaginable ».


Mais si Volodymyr Zelensky craint une bascule de la mobilisation internationale, pour l’heure, les financements promis continuent à lui parvenir. Le ministère des Finances ukrainien a fait savoir que Kiev avait reçu en octobre 2,8 milliards de dollars d’aide financière des États-Unis et de l’Union européenne. Et depuis novembre, les chefs occidentaux mettent un point d’honneur à la réaffirmation de leur soutien à l’Ukraine. Le chef de la diplomatie états-unienne, Antony Blinken, s’est rendu en Europe lors la réunion des chefs de diplomatie des États membres de l’OTAN, afin d’évoquer le soutien états-uniens à l’Ukraine, dans les prochains mois. Le président du conseil européen Charles Michel a déclaré, à l’issue du sommet européen qui s’est tenu fin octobre, que « L’Ukraine est une priorité pour nous, et elle restera une priorité ».

Bonne augure pour Poutine ?

Hasard du calendrier ; le 7 octobre n’a pas seulement marqué le point de départ sanglant de la résurgence du conflit au Proche-Orient. Il a aussi coïncidé avec l’anniversaire de Vladimir Poutine. Alors que le président russe célébrait ses 71 ans, les troupes du Hamas lui ont offert un cadeau inespéré ; le détournement de l’attention mondiale portée à l’Ukraine, tant sur le plan médiatique, que politique.


En effet, la résurgence de ce conflit offre une diversion bienvenue pour Moscou. C’est ce qu’avance Tatiana Kastouéva-Jean, de l’Institut français des relations internationales (IFRI) ; « Tout le discours et les efforts des Occidentaux sont fragilisés. C’est une aubaine pour Moscou, qui a l’espoir de sortir de son isolement sur la scène internationale à la faveur de l’ouverture de ce nouveau front au Moyen-Orient. »


Mais au-delà d’un affaiblissement du soutien occidental à l’Ukraine, cette crise profite au chef du Kremlin pour d’autres raisons. Poutine dénonce en effet une hypocrisie occidentale. Si les gouvernements occidentaux condamnent avec fermeté les massacres de civils commis par les Russes en Ukraine, persuadés de défendre le droit international, ils s’engagent parallèlement dans un soutien spontané à Israël, critiquant à peine les actions israéliennes à Gaza. Poutine espère alors que ce traitement différencié des crimes de guerre par l’Occident décrédibilisera leur soutien, en alimentant une colère anti-occidentale, déjà constatée dans les pays du Sud global depuis le 7 octobre. Ces derniers dénoncent en effet un « deux poids, deux mesures » dans la gestion occidentale de ces crises ; qui cherchent à rallier l’opinion mondiale à la condamnation de l’attaque russe en Ukraine, tout en soutenant les bombardements d’Israël sur Gaza.


Depuis le début de la guerre en Ukraine, Poutine sait qu’il dispose d’un allié de taille ; le temps. Alors que le conflit semble s’enliser dans une guerre d’usure, il sait bien que le temps qui passe pourrait lui offrir la victoire, dans un retournement des opinions publiques.
 

Dans l'ombre du Proche-Orient, l'Ukraine lutte contre l'oubli international. Les cris de détresse de Zelensky se perdent dans une attention médiatique déviée. Si la contre-offensive ukrainienne peine, et que les soutiens politiques vacillent, des lueurs d'espoir subsistent avec des financements en cours et des engagements affirmés. A l’approche des deux ans d’anniversaire de cette guerre, l’Ukraine est plongée dans l'incertitude ; le monde doit reconnaître son cri d'alarme, étouffé par d'autres drames internationaux. Ainsi, si un conflit en chasse un autre, qu’une actualité en musèle une autre, retournons cette dynamique et ne détournons pas notre attention des drames internationaux. Le génocide en cours au Soudan, le nettoyage ethnique des Arméniens en Azerbaïdjan, la crise humanitaire au Yémen, le génocide en cours au Congo ne doivent pas être relégués au second plan.

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