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Décolonialisme : l’indispensable réindigénisation des systèmes alimentaires

Par Léna Lebouteiller

Dans de multiples régions du monde, les impacts du colonialisme persistent. Pour les descendants d’indigènes, se réapproprier son alimentation est une façon de renouer avec la richesse de leurs racines, de leurs connaissances ancestrales et de leurs terres, sapée par des siècles d’occupation. Il s’agit plus largement de reconstruire un système agricole et alimentaire résilient, en phase avec les enjeux contemporains. Un rappel que la nourriture est éminemment politique, hier comme aujourd’hui.

Le 29 janvier dernier, l’activiste nigérian Nnimmo Bassey, cofondateur de Environmental Rights Action (ERA), appelait les gouvernements africains à décoloniser l’agriculture pour avancer vers la préservation de la biodiversité, la reconstruction des systèmes alimentaires et le renouement avec la culture africaine. En parallèle essaiment de nombreuses initiatives visant à décoloniser l’alimentation, notamment à travers des cours de cuisine. C’est le cas au Canada où, fin janvier, une boulangère a animé des cours de cuisine virtuels visant à tisser des liens entre communautés autochtones et non-autochtones à Regina (province de Saskatchewan). La décolonisation de l’alimentation apparaît alors de plus en plus comme un enjeu crucial, mettant en évidence la portée politique de la nourriture.


Pour Mariah Gladstone, descendante des tribus indigènes nord-américaines Cherokee et Blackfeet, il est aujourd’hui essentiel non seulement de restaurer l’accès aux aliments indigènes, mais aussi de savoir les cuisiner. Lors d’un entretien téléphonique, elle retrace la naissance d’Indigikitchen, une plateforme en ligne dédiée à ré-enseigner la cuisine traditionnelle indigène et dont elle est la fondatrice. Elle revient sur les ravages du colonialisme en Amérique, un continent qui a dû “[faire face] à un ciblage intentionnel de nos systèmes alimentaires traditionnels” (quasi-élimination des buffles, barrage des rivières, etc.). Les puissances colonisatrices ont amorcé une mutation vers de la nourriture bon marché et de qualité médiocre, qui a entraîné la propagation de maladies diététiques graves au sein des communautés natives.

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Mariah Gladstone lors d'une conférence TED sur la manière de guérir des traumatismes grâce aux traditions alimentaires.

L’appropriation, d’étranger à natif

 

Un constat que rejoint largement Ronald Ranta, conférencier à l’Université de Kingston (Angleterre) et spécialiste du rôle de l’alimentation dans la construction des identités, ainsi que de sa relation avec le colonialisme impérial et de peuplement. “La nourriture permet à la colonie de s’étendre, de progresser et de prospérer”, souligne-t-il. Également co-auteur du livre Food, national identity and nationalism : from everyday to global politics (non traduit), réédité l’an passé chez Palgrave Macmillan, il démonte l’idée reçue selon laquelle les Européens seraient arrivés dans de vastes territoires inhabités, auxquels il aurait fallu apporter civilisation et progrès. Bien au contraire, via l’alimentation notamment, les colonies se sont attelées à la transformation de leur identité d’étranger en celle de natif. Pour ce faire, l’universitaire, qui était auparavant chef culinaire, évoque deux processus : soit en projetant leur patrie d’origine dans ce nouveau territoire, soit “en adoptant et en adaptant les pratiques et cultures alimentaires indigènes, ce qu’on désignerait aujourd’hui par le terme d’appropriation”

 

Par conséquent, à travers des dynamiques complexes et dépendantes de chaque contexte, la nourriture est centrale dans la construction des identités. Dans son article écrit en espagnol “Descolonizar nuestras mentes y cocinas” [Décoloniser nos esprits et nos cuisines] (Vice, 2019), le chef gastronomique Charles Michel rappelle la richesse des cultures natives, auxquelles les Européens doivent beaucoup. Dans les Andes sont cultivées pas moins de 5 000 variétés de pommes de terre, exportées partout dans le monde et sans lesquelles la population européenne du XVIIIe siècle n’aurait certainement pas survécu aux multiples famines. Un rappel que Ronald Ranta valorise aussi dans ces propos : “L’idée de ré-indigéniser signifie non seulement reconnaître l’impact [de la colonisation] mais aussi la contribution des migrants dans les alimentations européennes à travers les siècles”. Là où l’alimentation relevait auparavant du domaine privé et individuel, la modernisation au cours des derniers siècles l’a transformée en objet politique largement mobilisé par les gouvernements des Etats-nations, attachés à la création d’une nourriture nationale.

 

Négocier un traumatisme historique

 

La décolonisation de l’alimentation revient donc, dans un premier temps, à reconnaître les racines de ce que nous mangeons. Pour la créatrice d’Indigikitchen Mariah Gladstone, cette nourriture permet de négocier “ce traumatisme historique”, bien au-delà du défi sanitaire. Ronald Ranta a beaucoup travaillé sur les constructions identitaires et la culture alimentaire en zone israélo-palestinienne, où l’occupation est encore d’actualité. La nourriture y est éminemment politique : "Certains chefs israéliens sont prêts à reconnaître que la nourriture qu’ils préparent, servent ou considèrent comme israélienne est en partie palestinienne et/ou arabe"

 

Ces luttes vont toutefois bien au-delà de la cuisine. Les réseaux sociaux sont un outil essentiel de sensibilisation, couplés à un large répertoire d'actions allant de la désobéissance civile aux manifestations pacifiques. Mariah Gladstone défend les actions menées à tous les niveaux, communautaire, local et national, autant de “voix supplémentaires qui s’ajoutent au chœur”. En Europe, la situation est bien sûr distincte puisque le continent n’a pas été colonisé. Il s’agit alors davantage pour les politiques de “reconnaître l’impact que les Européens ont eu sur le reste du monde, et d’essayer d’aider de plein de façons”, résume Ronald Ranta. 

 

Si ces luttes doivent être globales, c’est bien parce qu’elles recouvrent un éventail d’effets positifs qui dépassent la réparation et la reconnaissance. La décolonisation rime en effet avec souveraineté, et devient dès lors un outil de résilience. “Tant que l’on peut se nourrir, on peut se défendre”, soutient la cheffe nord-américaine. La qualité des ingrédients est conditionnée à une juste interaction entre ceux qui cultivent la terre et la terre elle-même. En valorisant les cultures d’espèces endémiques, le pouvoir est redistribué aux communautés locales souvent précaires, et qui à leur tour développent la croissance économique en obtenant toujours plus d’autonomie. Les besoins de réparation sont certes réels, mais difficilement identifiables et applicables auprès de victimes touchées il y a plusieurs décennies à une échelle massive. Ronald Ranta fait part de ce scepticisme, mais évoque la possibilité d’une justice sociale sur le plan environnemental en se référant aux récentes négociations entre les pays riches et ceux, plus précaires, en première ligne des impacts dévastateurs engendrés par les pays développés.

 

"Nous manquons à nos terres autant

qu’elles nous ont manquées"

 

Pour cause, la décolonisation prend encore plus de sens si on la regarde par le prisme de l’environnement. En prenant conscience que le système alimentaire imposé par les colonies et ayant industrialisé la nature n’est pas viable, on repense en profondeur un modèle aligné avec les enjeux environnementaux. Les populations indigènes ont, durant des millénaires, montré l’étendue de leurs savoirs autour de leurs terres et leur culture vertueuse de la nature. Mariah Gladstone rappelle, dans le cas des terres nord-américaines, que “[les] écosystèmes de prairie ont le potentiel d’être des puits de carbone massifs pour extraire le carbone de l'atmosphère et l’introduire dans nos sols”. Et d’ajouter : “Nous manquons à nos terres autant qu’elles nous ont manquées”. D’où l’importance de la restitution de ces terres, l’une des priorités pour les défenseurs indigènes. Il s’agit de réinventer des systèmes alimentaires et agricoles locaux, de consommer des aliments plus sains, plus nourrissants et moins transformés, et de prendre soin des écosystèmes dont ils proviennent. 

 

Les discussions autour de la décolonisation et de la réindigénisation de la nourriture progressent doucement. Beaucoup de luttes restent inaudibles, d’où la mobilisation d’un large répertoire d’actions pour se faire entendre. Néanmoins, Ronald Ranta constate que la nourriture avait tendance à être perçue comme “apolitique” par le passé. Aujourd’hui, elle constitue “un véhicule pour réfléchir à la justice, à l’équité, au colonialisme, à l’indigénéité, à l’environnement, à la politique…”. Un ensemble de problématiques qui s’inscrivent de plus en plus en haut des agendas politiques. La réceptivité de certains gouvernements est rassurante pour Mariah Gladstone, notamment en Europe où la présence des peuples autochtones “ne perturbe pas leurs propres valeurs [européennes]”. Ronald Ranta a également relevé une prise de conscience accrue parmi ses étudiants, et appuie son optimisme. “Cela fait partie du processus et il faut que cela continue”, note-t-il. Avant de lancer, comme une bouteille à la mer : “En espérant qu’ils feront pression sur leurs parents pour qu’ils fassent la même chose !”

 

Que l’on parle de résilience à l’aune du changement climatique, de santé, de réparation historique ou de justice sociale, la réindigénisation des systèmes alimentaires fait sens. Surtout, elle rappelle la persistance des conséquences des siècles de colonialisme, sur lequel fonctionnent encore les rouages du monde actuel.

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