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A gauche Michel Camdessus, ancien président du FMI et à droite le président indonésien, qui signe des accords de prêt.

Deniz Akagül : « Le FMI n’a jamais servi les intérêts de l'économie mondiale »

Propos recueillis par Darius Albisson

Il y a plus de vingt ans, Joseph Stiglitz publiait La Grande Désillusion. S’appuyant sur ce qu’il avait observé lorsqu’il occupait le poste d’économiste en chef de la Banque mondiale, il y dénonçait les pratiques de son « institution sœur » et leurs conséquences sociales dramatiques. Depuis sa création en 1945 dans le sillage des accords de Bretton Woods, le FMI est régulièrement sujet à controverse. Lorsqu’il accorde un prêt à un pays en crise ou en développement, les conditions qu’il exige visant à un ajustement structurel de l’économie ce-dernier, sont jugées dévastatrices pour la vie des populations des pays débiteurs. Aujourd’hui, l’image du FMI aux yeux du monde ne s’est pas améliorée. Comment les plans du fonds ont-ils pu détruire les économies des pays en voie de développement ? L’ouvrage de Stiglitz a-t-il déclenché une mutation de son système de prêt ? Interrogé par Le Troisième Œil, Deniz Akagül, enseignant-chercheur à l’Université de Lille, spécialiste de l’Économie internationale et du développement, nous livre des éléments de réponse.

Le Troisième Œil : Dans le premier chapitre de son livre, Joseph Stiglitz rappelle l’objectif initial du FMI, qui est celui « d’assurer la stabilité économique du monde ». Comment qualifieriez-vous le bilan du FMI, bientôt quatre-vingts ans après sa création ?

 

D.A : Il n’est pas facile de dresser un bilan tant la période considérée est longue. D’autant plus qu’en parallèle à l’évolution de l’économie mondiale, d’autres objectifs que celui de départ lui ont été assignés. Conçu au départ comme un Fonds d’assistance mutuelle en cas de déficit courant temporaire, le FMI a fini par être chargé de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort.  

 

Comme les autres institutions mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le FMI a été conçu pour organiser la coopération internationale autour de la puissance hégémonique du camp occidental, celle des États-Unis. Il s’agissait d’éviter le jeu non coopératif qui avait dominé la période de l’entre-deux-guerres, en l’absence d’une puissance capable d’organiser la coopération. La montée du protectionnisme, ainsi que les dévaluations compétitives qui avaient suivi la crise de 1929, avaient été dommageables pour l’ensemble des participants. Les institutions mises en place après la guerre se voyaient assigner chacune un objectif, au service d’un objectif supérieur qui était celui de stimuler la croissance et d’assurer le plein emploi. Sur ce registre, l'article premier qui définit les buts du FMI est très clair ; le Fonds devenait le gardien de la stabilité des changes, considérée comme un bien public international au service de la réalisation des objectifs supérieurs comme la croissance et le plein emploi. On pourrait le décrire comme un Fonds d’assistance mutuelle en cas de déficit courant temporaire.

 

À la fin des années 1960, comme l’offre de liquidités internationales limitées à l’or et au dollar ne parvenait pas à satisfaire les besoins de l’expansion commerciale, les membres du Fonds ont décidé de créer le droit de tirage spécial (DTS) (ndlr : son objectif est de créer des avoirs de réserve internationaux visant à compléter les réserves de change officielles de ses pays membres). Ainsi, le FMI devenait une agence d’émission d’un actif monétaire international. Mais le DTS qui constituait l’embryon d’une souveraineté monétaire internationale a vu son rôle rapidement marginalisé, avec l’abandon de la convertibilité or du dollar qui a signé l’arrêt de mort du système monétaire international de l’après-guerre. La libéralisation financière et les changes flexibles ont affranchi les grands pays des financements auprès du Fonds. 

 

Seuls les pays en développement face aux crises d’endettement venaient frapper à la porte du Fonds qui s’est transformé à partir des années 1980 en intermédiaire financier pour le développement. Ainsi, le FMI se voyait attribué cette fois-ci le rôle de médiateur entre les intérêts contradictoires des créanciers (prêteurs) et des débiteurs. Les créanciers l’ont désigné, à côté de la Banque mondiale, comme le tuteur des ajustements structurels des débiteurs.

 

Enfin, à partir du milieu des années 1980, sous la pression de l’administration américaine, le FMI a fortement incité les pays à libéraliser leur marché. Cette libéralisation a favorisé une expansion rapide du crédit au profit des secteurs privés, sans qu’il y ait un contrôle prudentiel. Bien que furent introduits des indicateurs comme le ratio Cooke en 1988 ou le ratio Mc Donough en 2004, le laxisme ambiant a abouti à des crises, comme en 1997 en Asie. Pour endiguer ce type de crises qui risque de se propager rapidement à l’échelle mondiale, le Fonds a dû intervenir dans l’urgence avec des montants inédits. Il convient de préciser ici qu’il s’agit non pas de crises d’endettement comme dans le cas des pays en voie de développement (PVD), mais de crises de liquidités provoquées par des retournements des flux de capitaux. Ce type de crises appelle un prêteur en dernier ressort que le FMI tente de jouer, sans pour autant avoir les moyens d’une banque centrale. Finalement, il joue le rôle de coordinateur des actions d’une diversité d’acteurs publics et privés.

 

On voit bien, à travers ce bref survol historique, que les objectifs assignés au Fonds ont évolué. Force est de constater cependant que l’objectif de la stabilité économique, qui était recherché pour réaliser les objectifs supérieurs de croissance et de plein emploi, s’est transformé en un objectif en soi. Ce tournant semble traduire le changement des préoccupations des décideurs dans le camp occidental. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les décideurs du camp occidental, en compétition avec le bloc de l’Est, étaient sensibles aux objectifs de croissance et de plein emploi pour assurer la stabilité politique du régime capitaliste. Avec l’effondrement du bloc soviétique, cet impératif ayant disparu, ces objectifs qui étaient plutôt en faveur des travailleurs ont perdu leurs importances, au profit de l’accumulation de capital. 

 

Le Troisième Œil : Le long de l’ouvrage, Stiglitz fustige les méthodes des « fanatiques du marché » issues du Consensus de Washington (1), qu’il oppose à sa vision de l’économie du développement qu’on peut qualifier de « postkeynésienne » ou gradualiste. Pouvez-vous revenir sur cette confrontation de points de vue ?

 

D.A : En fait, ce que Stiglitz fustige renvoie au changement de paradigmes du développement intervenu au début des années 1980. Depuis son apparition en tant que discipline distincte dans les années 1950, l’économie du développement était dominée par les économistes du courant structuraliste que nous pouvons considérer comme les pères fondateurs de la discipline. Pour eux, en raison de leurs caractéristiques structurelles, dans les économies en retard, les mécanismes de marché ne peuvent pas fonctionner. Par conséquent, ils suggéraient des stratégies de développement volontaristes faisant largement appel aux interventions publiques, dans un cadre protectionniste. Or à la fin des années 1970, les pays comme l’Inde ou le Brésil qui avaient suivi cette voie étaient en difficulté. Tandis que les pays qui avaient suivi une stratégie extravertie comme la Corée du Sud, enregistraient de bonnes performances. Ces expériences comparées ont renforcé l’argument des économistes orthodoxes qui critiquaient les structuralistes, dans la mesure où leur stratégie comportait à leurs yeux le défaut rédhibitoire d’empêcher le marché d’obtenir la meilleure allocation des ressources. En résumé, on est passé du paradigme de « plus d’État » au paradigme de « moins d’État ». Pour ainsi dire l’État, qui était la solution pour remédier aux insuffisances du marché, devenait le problème en empêchant le bon fonctionnement de ce dernier. 

 

Sur le plan institutionnel, cela s’est traduit par des changements d’équipes au sein des organismes comme le FMI ou la Banque mondiale. Par exemple, Hollis Chenery qui occupait le poste d’économiste en chef au sein de la Banque, cédait sa place à Ann Krueger connue pour ses travaux sur la recherche de rentes. Alors que l’équipe de Chenery, partant des insuffisances du marché dans les PVD,  réfléchissait sur ce que l’État pouvait faire, celle de Krueger cherchait à démontrer les coûts engendrés par les interventions de celui-ci, afin de libérer le marché.


Mais les crises économiques comme celle du Sud-Est asiatique en 1997, alors même que les pays concernés suivaient les recommandations du FMI en matière de libéralisation financière, ont ébranlé les certitudes libérales. Stiglitz, qui a démissionné de son poste d’économiste en chef de la Banque mondiale, en est l’illustration. On pourrait également ajouter Paul Krugman qui après avoir défendu les thèses libérales, s’est mis à une autocritique en disant « le moment est probablement venu de se concentrer une fois encore sur les échecs des marchés, comme sur les échecs des États ».

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Le Troisième Œil : Dénoncés par Stiglitz, les trois piliers de « l'ajustement structurel » du FMI qui conditionnent les plans d’aide aux pays en développement sont les suivants : libéralisation des marchés financiers, privatisations et austérité budgétaire. Pour quelles raisons chacun d’eux peut-il être destructeur pour les populations locales ?

 

D.A : Il convient de voir au préalable les arguments émis pour défendre ces mesures de politiques économiques, pour ensuite saisir les erreurs commises dans le raisonnement. Mais dans l’ensemble, il est question de l’efficacité des mécanismes du marché. Ces derniers, en assurant une meilleure allocation des ressources, renforcent l’efficacité et par conséquent le bien-être. Force est de constater cependant que lorsque les hypothèses libérales sont modifiées, les résultats ne sont pas au rendez-vous, ou pire que ceux qu’on aurait obtenus sans les mesures mises en œuvre. 

 

Concernant la libéralisation des marchés financiers, l’idée centrale était de mettre fin à ce qu’il était convenu d’appeler « la répression financière », sous-entendu de la répression des épargnants, mais aussi des investisseurs. Cette répression, avec des taux d’intérêt réel négatifs et en dépouillant les épargnants d’une partie de leurs capitaux à travers l’inflation, réduisait l’incitation à épargner, donc le volume de l’épargne destiné à l’investissement. Et d’autre part, à côté de cet effet volume, il était question d’accroître l’efficacité dans l’allocation de l’épargne disponible entre les différentes opportunités d’investissement, en laissant jouer les forces du marché. Qu’en est-il des résultats escomptés ? Il est difficile de répondre par l’affirmative, dans la mesure où cette libéralisation a alimenté les opérations spéculatives, c’est-à-dire des opérations financières destinées non pas à financer une activité productive, mais un placement existant en vue d’obtenir un rendement plus élevé.   

 

Pour ce qui est de la privatisation, a priori le principe libéral est toujours le même. Il consiste à mettre l’accent sur l’efficacité d’une gestion privée qui permettrait d’éviter les gaspillages d’une gestion publique irresponsable. Mais curieusement les privatisations concernent les monopoles, notamment dans les infrastructures ; il s’agit des tronçons d’autoroutes ou de ponts. Ce qui fait que les privatisations sont animées plutôt par la distribution de rentes que par la bonne gestion du bien public. D’un autre côté, avec les recettes budgétaires qu’elles génèrent, les privatisations permettent aux gouvernements populistes d’engager des dépenses sans augmenter la pression fiscale.

 

Enfin, l'austérité budgétaire qui s’appuie sur la thèse des déficits jumeaux, déficit public – déficit extérieur, se traduit par des réductions drastiques des dépenses publiques. Selon l’argumentation libérale, pour résorber le déficit extérieur, il faut réduire le déficit public grâce à des coupes dans les dépenses publiques. Ce qui se traduit par la dégradation des services publics de base comme la santé ou l’éducation destinés à établir l’égalité des chances pour les plus démunis. Ces derniers peuvent être aussi victimes d’une inflation à la suite de la suppression des subventions à certaines denrées alimentaires de base, comme en témoignent les émeutes déclenchées à la suite de la suppression de ce type de subventions dans certains pays en voie de développement (PVD).  

 

Le Troisième Œil : Pour Stiglitz, le FMI suit un autre programme plus implicite : « Le FMI a cessé de servir les intérêts de l’économie mondiale pour servir ceux de la finance mondiale. La libéralisation des marchés financiers n’a peut-être pas contribué à la stabilité économique mondiale, mais elle a bel et bien ouvert d’immenses marchés à Wall Street ». Ces accusations sont-elles justifiées ?

D.A : C’est évident pour la période contemporaine. Mais le FMI n’a jamais servi les intérêts de l’économie mondiale, comme en témoignent les débats entre White et Keynes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il servait les intérêts de l’économie américaine. La remarque de Stiglitz concerne les rapports de forces au sein du camp occidental.

 

 

Le Troisième Œil : Pouvez-vous revenir sur ces débats ?

 

D.A : À la conférence de Bretton-Woods en juillet 1944, Keynes vient avec l’idée de se passer du système d’étalon-or qui comporte l’inconvénient d’être déflationniste, pour envisager une «banque des banques centrales». Cette union internationale de compensation, créant une monnaie, le Bancor, serait chargée de fournir les liquidités aux pays déficitaires. Ces derniers étant chargés de prendre les mesures nécessaires pour résorber le déficit temporaire. 

 

Face à ceci Dexter White défend l’idée d’un fonds de stabilisation des changes référencés à l’or, pour assurer la confiance aux monnaies. Son plan est constitué de trois dispositifs. Tout d’abord, la possibilité de dévaluations négociées, afin d’éviter l’anarchie des dévaluations compétitives qui avait fait des ravages pendant la période de l’entre-deux-guerres. Ensuite, la mise en place d’un fonds pour accorder des prêts aux pays déficitaires en contrepartie des politiques de stabilisation destinées à résorber l’excès de demande domestique. Enfin, la création d’une banque mondiale pour accorder des financements à long terme des besoins des pays sous-développés. C’est ainsi que le FMI et la Banque mondiale, considérés comme des institutions de Bretton-Woods, voient le jour. Au final, le dispositif prévu tente d’assurer la stabilité de l’économie mondiale, en attribuant au FMI le financement à court terme des déséquilibres conjoncturels et à la Banque mondiale le financement à long terme des déséquilibres structurels dus aux écarts de développement économique. 

 

Pour revenir à la configuration historique du débat, dans le système du FMI, les pays membres qui voyaient leurs monnaies se déprécier étaient chargés de soutenir leurs monnaies, en l’achetant sur les marchés contre des devises, en puisant dans leurs réserves, ou en empruntant des devises au FMI, ou encore auprès d’autres banques centrales. Le but étant d’éviter les tentations protectionnistes des pays déficitaires. Seuls les pays qui assuraient la convertibilité-or de leurs monnaies étaient affranchis de cette obligation, selon le fameux alinéa 4 - b de l’article IV. Et comme les États-Unis possédaient les trois quarts des réserves d’or mondiales au sortir de la Seconde Guerre, ils étaient seuls à assurer la convertibilité-or de leurs monnaies. Dès lors le dollar devenait la devise clé, car il était aussi bon que l’or. Ce qui consolidait la suprématie américaine.

 

Les autres pays développés dont la plupart en Europe, dévastés par la guerre, ont dû s’incliner devant la proposition de White, dans la mesure où l’aide Marshall dont ils avaient besoin était conditionnée par l’acceptation du plan de White. Il convient de remarquer ici que le débat s’inscrit dans le cadre plus vaste d’une lutte d’influence entre les puissances à l’échelle mondiale. Le projet de Keynes était plus équitable en soi, mais il était discrédité du fait qu’il venait d’un représentant d’une puissance coloniale qui aurait pu l’appliquer, mais qui ne l’a pas fait dans le passé ! Tandis que le projet de White servait les intérêts américains, en mettant fin aux privilèges des empires coloniaux européens ruinés par la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait pour les Américains de casser le monopole monétaire et commercial de ceux-ci dans leurs colonies.

 

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Le Troisième Œil :Aujourd’hui, soit plus de vingt ans après la publication du livre, le FMI affirme avoir appris de ses erreurs, et avoir opéré un changement de pratique. Néanmoins l’image qu’il renvoie à l’international reste mauvaise. Il a continué à essuyer de sévères critiques, notamment concernant sa gestion de la crise grecque. Ces reproches vous semblent-ils justifiés ?

 

D.A : Il est difficile de fournir une réponse tranchée. Tout d’abord, il convient de se rappeler qu’il s’agit d’une institution internationale conçue pour organiser la coopération entre les États membres qui demeurent des États souverains et non d’une institution supranationale comme l’Union européenne où les États ont transféré une partie de leurs souverainetés. Aussi, les orientations idéologiques du Fonds ne sont pas étrangères à celles des États dominants qui demeurent maîtres du jeu. Faut-il le rappeler, le mode de fonctionnement de cette institution n’est pas celui d’une démocratie comme on pourrait imaginer (1 pays membre = 1 voix), mais celui d’un Conseil d’administration d’une société anonyme (1 voix = x $) où les États-Unis disposent d’un droit de veto (ndlr : les USA financent à hauteur de 17,5% le FMI et le blocage d’une décision nécessite seulement 15% des voix). La répartition des voix reflète l’ordre international qui dépend des rapports de force entre les États membres. Les pays en développement ne sont pas en position de force pour faire prévaloir leur défiance, dans la mesure où il n’y a pas d’instance mondiale auprès de laquelle ils puissent déposer une plainte pour dénoncer cette pratique antidémocratique.

 

Ensuite, il convient d’identifier la nature de la crise qui est à l’origine de la mauvaise presse du FMI. S’agit-il d’une crise de liquidités (ndlr : lorsqu’un État ne dispose pas des liquidités nécessaires pour faire face à ses engagements) ou d’une crise d’endettement (ndlr : lorsqu’un État présente des déficits publics structurels importants). Dans le cas d’une crise de liquidités comme la crise Sud-Est asiatique, il est tout à fait légitime de désigner la libéralisation financière recommandée par le FMI. 

 

En revanche, s’il s’agit d’une crise d'endettement, le FMI s’avère être un bouc émissaire bien commode, non seulement pour les critiques du FMI dans les opinions publiques des pays créanciers, mais aussi pour les gouvernements populistes des PVD endettés. Les premiers accusent le FMI d’entretenir l’aléa moral en soutenant trop longtemps les pays qui n’arrivent pas à résoudre leurs problèmes budgétaires comme l’Argentine ou la Turquie à la fin des années 1990. Selon cette argumentation, les institutions privées seraient encouragées à prêter et à investir imprudemment dans ce genre de pays, en raison de l’assurance que le FMI fournit en intervenant pour le remboursement. Au final, le soi-disant « risque » n’en est pas un, puisque le risque est assumé par les contribuables des pays créanciers.

 

De leur côté, les gouvernements populistes des pays endettés peuvent compter non seulement sur l’intervention du FMI pour alléger le poids de la dette en rééchelonnant les remboursements, mais aussi pour faire prévaloir auprès de leurs opinions publiques, la responsabilité exclusive du FMI dans ce qui arrive, alors qu’il s’agit d’un problème purement domestique de l’organisation de la production de biens publics. L’exemple grec est à cet égard révélateur. Ce pays, depuis son indépendance en 1821, a passé plus de la moitié de son existence en situation de défauts de paiements ou de rééchelonnements de la dette extérieure (soit 105 ans sur 200). Il est possible de multiplier ce type d’exemple, avec son voisin turc qui a certes fait l’objet d’une période plus courte de défauts ou de rééchelonnement de sa dette (soit 33 ans 222). Il n’en demeure pas moins que les deux pays se rejoignent à travers les expériences traumatisantes de la mise en tutelle de leurs finances publiques. Dans le cas grec il s’agit de la Commission financière internationale installée en 1897 sous l’égide des « puissances protectrices » (Angleterre, France et Russie) de la Grèce qui disparaîtra en 1936. Dans le cas turc, c’est l’Administration de la dette publique ottomane installée en 1881 pour disparaître en 1924, qui contrôlait un tiers des recettes publiques. Dans un cas, comme dans l’autre, il est question d’une mise en tutelle des finances publiques humiliante. En ce sens, il est possible de considérer le FMI comme la version moderne de la mise en tutelle des politiques économiques des PVD endettés, tout en modérant cette conclusion en soulignant aussi la part de responsabilité des gouvernements populistes de ces pays.


 

Le Troisième Œil : Les pays pauvres ou en crise font-ils encore confiance au FMI ? Si oui, pour quelles raisons ? Si non, pourquoi ne le quittent-ils pas et contractent-ils encore des prêts ?

D.A : En continuité avec ma réponse à la question précédente, je pense que la question ne se pose pas en termes de confiance, mais plutôt sous forme de contrainte pour les PVD. Les prêts accordés par le FMI dans certains cas représentent une petite partie des fonds nécessaires pour sortir de la crise. L’accord de confirmation (Stand-by) (ndlr : dispositif de facilitation de prêt du FMI) a une importance symbolique aux yeux des autres créanciers avec lesquels le pays en question négocie le rééchelonnement, voire une remise de sa dette. Les créanciers publics du Club de Paris (ndlr : groupe de pays créanciers des pays endettés, supposés chercher des solutions durables pour la dette publique de ces pays) et les créanciers privés du Club de Londres (ndlr : groupe informel de banques commerciales qui renégocient les créances qu'elles détiennent sur des débiteurs souverains) attendent le feu vert du FMI qui apparaît comme une caution pour le remboursement de leurs créances reformulation pour que cela soit plus clair. Ce qui fait que ces pays contractent encore des prêts. Sinon, privés des financements extérieurs, leurs gouvernements seraient contraints d’appliquer des politiques d’austérité encore pires que celles qui sont proposées par le FMI. Et ces gouvernements ne peuvent faire accepter de telles privations à leurs populations qu’à la condition de trouver une motivation idéologique immatérielle capable de les compenser.

 

Le Troisième Œil : Depuis une dizaine d’années, les discours protectionnistes prennent de l’ampleur. Selon vous, pour la qualité de vie de la population des pays en développement, des mesures protectionnistes pourraient-elles être plus bénéfiques que le libre marché de biens et services et des capitaux (tel que le suggère le FMI) ?

D.A : Après des décennies de processus de mondialisation vivement défendue par le FMI, des événements récents, comme la pandémie du Covid-19, la guerre en Ukraine ainsi que l’impératif de la protection de l’environnement, ont révélé au grand jour la fragilité de la mondialisation. Ce qui explique le regain des discours protectionnistes dans les pays développés qui suggéraient auparavant le libre-échange aux PVD. Par exemple, l’administration américaine,  au motif d’encourager les producteurs privilégiant la protection de l’environnement, a mis en œuvre une politique de subventions des industries domestiques (Inflation Reduction Act), bien que cela soit absolument interdit par l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Adopté en juillet par le Congrès et signé par Biden en août, ces mesures prévoient de mobiliser environ 400 milliards de dollars sur dix ans pour promouvoir les productions protégeant l’environnement. Il s’agit de subventions, de crédits d’impôts aux ménages (par exemple 7500 $ pour l’achat d’un véhicule électrique). Sauf que ces subventions sont réservées aux produits fabriqués aux États-Unis, avec un contrôle du lieu de production des composantes pour éviter les usines de montage. Ce qui, en défavorisant les producteurs étrangers, les incite à investir aux États-Unis.

 

Pour les PVD, la stratégie en matière de commerce extérieur dépend d’une série de variables, dont la plus importante est celle de la taille du marché domestique (ndlr : ou marché intérieur). Un pays qui dispose d’un grand marché a tout intérêt à développer ses industries « naissantes ». Dans le cas de ce type de pays, le libre-échange peut être même source de pertes, en empêchant les industries naissantes de réaliser les économies d’échelle permises par la taille du marché domestique. Tandis qu’un pays qui dispose d’un marché domestique étroit a intérêt à pratiquer le libre-échange, en se spécialisant dans certaines productions. Les PVD  le revers de la médaille du regain du protectionnisme dans les pays développés sera de les priver de débouchés à leurs exportations qui ont permis de faire sortir de la pauvreté une partie de leurs populations.

 

Enfin, il convient de ne pas perdre de vue que le principe du libre marché est partiellement appliqué par le FMI. En effet, sur les trois marchés à savoir le marché de biens et services, le marché des capitaux et le marché du travail, seuls les deux premiers font l’objet de mesures de libéralisation, au nom du principe de la meilleure allocation des ressources. Et lorsqu’il est question du marché du travail, c’est l’opposition de l’opinion publique des pays développés qui est avancée pour justifier l’absence de mesures de libéralisation sur ce marché. Or, nous savons que l’opinion publique de ces pays est aussi défavorable à la libéralisation sur les deux autres marchés, comme en témoignent par exemple les manifestations contre les délocalisations. Par ailleurs, selon l’argument libéral, la mobilité d’un facteur de production, en assurant une meilleure allocation des ressources, c’est-à-dire l’usage de ce facteur dans le pays où sa productivité est la plus élevée, permet de contribuer à la croissance mondiale. Cet argument qui est évoqué pour le capital est passé sous silence pour le travail. Or la mobilité des personnes est aussi un puissant moteur de croissance, comme en témoignent d’ailleurs les mouvements de populations durant la première mondialisation (1870-1914). Ce qui est intéressant à remarquer est que ce sont les mêmes pays ayant pleinement bénéficié de la liberté de circulation du travail pendant cette première mondialisation, qui s’opposent maintenant à cette même liberté. Ce qui nous rappelle encore une fois l’argumentation à géométrie variable des thèses « libérales », ainsi que l’existence d’un ordre international régi par la loi des plus forts.

1- Issu des années 1980, le consensus de Washington désigne un accord implicite entre la Banque mondiale, le FMI et le département du Trésor américain sur les méthodes libérales à mettre en œuvre pour créer de la croissance.

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