top of page
image.png

Crédits : G20

De « India » à « Bharat », le langage comme outil de domination ? 

Par Mila Thiebault 

Le samedi 9 septembre dernier, a eu lieu le sommet du G20 à New Delhi. Les cartons d’invitations signés par Droupadi Murmu sous l’intitulé « Présidente du Bharat » et non « de l’Inde », ont fait naître les premières spéculations d’un changement de nom. Dominée par la Grande Bretagne jusqu’en 1947, l’Inde cherche aujourd’hui à s’émanciper de son passé colonial, et le biais sémantique constitue un moyen d’estomper les traces de cette autorité britannique. S’il questionne l’usage du langage comme outil de domination, ce projet ravive des tensions historiques, géographiques et même politiques.

« Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom sentirait aussi bon ». C’est avec ces mots que William Shakespeare scelle son intrigue dans sa pièce de théâtre Roméo et Juliette. Il prône alors une supériorité de la chose sur le nom qui lui est attribué. Or, les récents débats concernant le changement du nom officiel de l’Inde mettent en avant l’importance du langage. L’histoire coloniale portée par ce nom aux résonnances britanniques pourrait alors être estompée par cette rebaptisation, et faire du langage un véritable outil de domination.

Le gouvernement du premier ministre Narendra Modi se charge de supprimer les symboles et traces de la colonisation britannique dans le paysage urbain depuis la décolonisation de 1947. Depuis l’indépendance, plus d’une centaine de lieux ont été rebaptisés, Bombay a été remplacé par Mumbai, Calcutta par Kolkata, ou encore Madras par Chennai. Ces modifications orthographiques révèlent la volonté des habitants du pays le plus peuplé du monde de se réapproprier leurs langues locales et leur histoire. Selon les sources médiatiques indiennes, c’est aujourd’hui l’appellation du pays lui-même qui est au centre des polémiques.

Le terme « Bharat » renvoie au nom que le territoire portait lorsqu’il s’étirait de l’Afghanistan à la Birmanie en passant par le Pakistan, le Népal, le Bangladesh et le Sri Lanka. Cette appellation fait référence aux anciens textes indous écrits en sanskrit avant que la Grande Bretagne ne colonise le pays. C’est aussi l’un des deux noms officiels du pays en vertu de sa constitution. Dès les premières pages, elle indique "L'Inde, c'est-à-dire le Bharat, est une union d'États". Avant de désigner le pays par l’appellation « Inde » pour le reste du texte officiel, "Nous, le peuple de l'Inde […]".

L’Inde, terme imposé par le Royaume-Uni, renvoie à l’histoire coloniale de la région, tandis que Bharat évoque les anciens textes hindous, rappelle un passé glorieux et le fantasme d’une terre matricielle. Si le terme Bharat est alors privilégié par 57% de la population, cette opposition sémantique est aussi géographique. De façon schématique, l'Inde est divisée en deux grands groupes linguistiques : les langues de la famille indo-européenne au nord (majoritairement hindi) et les langues de le famille dravidienne au sud (majoritairement anglais).

De « India » à « Bharat » ce projet de rebaptisation revendique alors d’abord une volonté d’émancipation de la domination coloniale britannique. Mais aussi celle de s’affranchir de l’hégémonie de la langue anglaise considérée comme la langue dominante, supérieure et élitiste. Le langage apparaît alors en ce sens comme un instrument de pouvoir, un moyen de supériorité, un outil de domination.

Dimension symbolique de ce changement de nom 

 

« En Inde, l’anglais est la langue parlée par la classe dominante. Il est parlé par les indigènes de catégorie supérieure travaillant aux sièges du gouvernement. Il est probable qu’il devienne la langue du commerce et des échanges à travers les mers de l’Orient. » C’est avec ces mots que se conclut le célèbre rapport de Macaulay, en 1835, texte porté par la volonté d’acculturer l’Inde pour mieux la « conquérir » et pour « former une classe de personnes indiennes de sang et de couleur mais anglaise d’éducation, d’opinion, d’éthique et d’intellect ».
A l’aune de cette déclaration, on distingue l’esquisse d’une hiérarchie qu’imposerait le langage, une forme de supériorité de la langue anglaise qui légitimerait la domination coloniale.

Cette même idée d’une importance symbolique accordée au langage est défendue par le sociologue français Pierre Bourdieu, dans son ouvrage Langage et Pouvoir symbolique, paru en 2001, dans lequel il associe le langage à un instrument de domination. Il affirme que si les classes supérieures détiennent le monopole du pouvoir politique, c’est parce qu’elles ont imposé leur langue comme langage officiel. Selon lui, pour accéder au marché du travail, les populations utilisant un dialecte sont amenées à “collaborer à la destruction de leurs instruments d’expression” puisqu’elles doivent substituer leur dialecte à la langue officielle. L’imposition d’une langue légitime est en ce sens responsable de nombreuses inégalités de langage et de culture au sein d’une société. La langue légitime amplifie les inégalités entre les classes sociales, excluant en parti les plus démunis, et faisant perdurer les conflits sociaux.

Bourdieu illustre sa théorie au travers de l’exemple de la domination masculine. Il démontre que la domination des hommes sur les femmes s’explique en partie par la violence symbolique et invisible dont sont victimes les femmes au travers du langage. Le public et le privé, le devant et le derrière, dessus et le dessous… sont tous assimilés au masculin et au féminin. Le masculin est mis en avant, valorisé, augmenté, par rapport au féminin, au travers de notre langage. C’est alors bien le langage qui institue, actualise et amplifie les relations de domination et de pouvoir.
De même, au regard de l’histoire afro américaine, que les changements de noms soient imposés de manière quasi systématique aux esclaves africains à leur arrivée sur le sol américain, dénote de la supériorité que permet le langage. Si ce rituel de nomination remplit d’abord les fonctions de destruction et d’aliénation, il démontre surtout la fonction de domination du langage ; nommer et renommer les choses permet de les classifier et surtout de les maîtriser.
 

Un changement de nom qui s’inscrit dans un contexte particulier

 

A moins d’un an des prochaines élections législatives en Inde, on discerne derrière ce projet de rebaptisation initié par le premier ministre, la stratégie de son parti politique de conserver sa domination acquise lors des élections générales de 2019.
En effet, le premier ministre Narendra Modi, qui dirige l'Inde depuis 2014 est issu du « Bharatiya Janata Party » (BJP), parti politique d’extrême droite. Il s’agit de l’aile politique du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), un groupe paramilitaire néofasciste et suprémaciste hindoue qui s’est inspiré du fascisme et du nazisme. Ce parti politique prône l’idée selon laquelle l'Inde doit être une "nation hindoue", c’est-à-dire que les minorités doivent être expulsées voire même éradiquées de la communauté nationale. Modi a été formé au RSS et été impliqué dans des pogroms anti musulmans. Ainsi, ces élections législatives revêtent une importance de taille pour ce parti nationaliste à qui l’on reproche dernièrement une dérive autoritaire, et qui s’inquiète de conserver un socle électoral important. Plus qu’une querelle sémantique, le terme Bharat revêt ainsi un intérêt électoraliste.

C’est la crainte d'une continuité nationaliste dans le pays qui a fait naître en juillet dernier une nouvelle association de partis, nommée "INDIA", dont l'objectif est de renverser le parti du premier ministre Narendra Modi lors des élections législatives. Cette « Alliance nationale indienne pour le développement inclusif » (INDIA), constitue un front d’opposition annoncé par les dirigeants de 28 partis pour se présenter aux élections de 2024 à Lok Sabha. Ce nom a été proposé lors d'une réunion à Bangalore et a été adopté à l'unanimité par les 26 partis participants. 

D’après les adversaires politiques de Modi, le projet de rebaptisation du pays s’apparente à une véritable attaque contre cette coalition d’opposition. La revendication de l’appellation « Bharat » plutôt que India apparaît comme une volonté de se distinguer d’un discours séculariste porté par l’association de partis INDIA. C’est du moins le discours porté par Jean-Joseph Boillot, chercheur à l’Iris et spécialiste de l’Inde, dans un article du Parisien ;« Le parti au pouvoir est à la peine. Changer le nom du pays pourrait être le coup de poker du Premier ministre Narendra Modi ».

 

Quelles réactions ?

En Inde, à la suite des premières spéculations de rebaptisation, un certain nombre de réactions sont nées chez les habitants. Entre soutien enthousiaste et offuscations, certains y voient une possibilité d’émancipation de l’héritage colonial britannique, d’autres encore dénoncent un rejet de l’histoire de l’inde.

Plus qu’un conflit sémantique, cette polémique s’apparente à un véritable clivage historique. Si les deux termes peuvent être utilisés dans le langage courant, imposer « Bharat » comme dénomination officielle à toute la population serait éminemment clivant. Le sud du pays refuse en effet ce terme, comme il refuse que l’Hindi devienne la langue officielle

Les principaux opposants à cette rebaptisation mettent en garde contre un rejet de l’histoire de l’inde par le biais de cette suppression du nom établi de longue date. "Bien qu'il n'y ait pas d'objection constitutionnelle à appeler l'Inde, "Bharat", qui est l'un des deux noms officiels du pays, j'espère que le gouvernement ne sera pas assez stupide pour se passer complètement de "India", qui a une valeur de marque incalculable construite au fil des siècles", a posté le député de Lok Sabah, Shashi Tharoor sur X. Mais ce dernier propose de "[…] continuer à utiliser les deux mots plutôt que de renoncer à notre revendication d'un nom chargé d'histoire, un nom reconnu dans le monde entier".

En opposition, 57% des habitants du pays privilégient le terme « bharat » et prônent alors cette rebaptisation, qui constituerait selon eux un véritable retour aux sources hindous et un témoignage de leur indépendance.
Sadhuguru, guide spirituel indien qui compte des milliers d’adeptes dans le monde, rappelle lors d’une interview accordée par Kiran Bedi, femme politique indienne, toute la dimension symbolique qui se trouve derrière le nom de « India ». Selon lui, ce que nous produisons par le langage est avant tout un son. Or, le son est existentiel, là où le sens n’est qu’une « chose psychologique ». Il démontre alors que dans le terme « Bharat » le son « bha » se rapporte à la sensation, «ra » à la mélodie et le son « ta » au rythme.  Ainsi, célébrant l'éthos spirituel qui jadis a caractérisé le subcontinent, il prône cette rebaptisation «[…] dans un sens qui résonne dans le cœur de tous les habitants du pays ».

Entre symbole d’indépendance ou renoncement de l’histoire du pays, union des habitants ou clivage linguistique, et soutien exalté ou rejet ferme, loin de faire l’unanimité, ces rumeurs de rebaptisation suscitent de nombreuses polémiques.

Véritable projet ou provocation ?

L’idée de cette rebaptisation est depuis longtemps défendue par l’Organisation des Volontaires nationaux (RSS), et les membres du BJP ont déjà fait campagne depuis plusieurs années contre l’utilisation du nom « India ». Néanmoins, l’idée de Narendra Modi et son parti correspond peut-être d’autant plus à une provocation, qu’à un véritable projet. En effet, le sommet du G20 en Inde est une plateforme idéale pour un rayonnement dans le monde entier.

Si c’est le simple carton d’invitation du G20 qui a mis le pays en effervescence, perdu au milieu des conjonctures, pour faire taire les rumeurs, le Parlement indien annonce vouloir trancher sur le sort de sa patrie, à la fin de ce mois de septembre 2023. Le gouvernement aurait en effet convoqué une session extraordinaire du Parlement pour plus tard dans le mois, tout en restant discret sur son programme législatif.
Ainsi, c’est dans les semaines qui arrivent que nous saurons officiellement si le pays le plus peuplé au monde va se détacher de son nom aux résonnances britanniques ou conserver cette part de son histoire.

bottom of page