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Crédits : Antonieta Avellar

Grèce : la perpétuelle bataille mémorielle du 17 novembre 1973

Par Darius Albisson

Ce vendredi 17 novembre 2023, les Grecs ont commémoré les 50 ans du soulèvement de l’université polytechnique d’Athènes, et particulièrement son dénouement tragique, lorsqu’un char envoyé par le régime dictatorial a pénétré dans l’enceinte de l’établissement ôtant la vie d’au moins 40 (1) manifestants. Analyse d’un hommage qui, après un demi-siècle de conflit mémoriel intense, ravive les motivations politiques au sein des universités nécessaires en ces temps de recul croissant des libertés en Grèce.

Sur le campus polytechnique de Thessalonique, la plaque commémorative dédiée aux étudiants de l'école polytechnique revêt des teintes de rouge et de vert spécialement pour l'occasion (photo). Des œillets rouges, emblèmes de la résistance, ornent les vêtements et les cheveux des étudiantes, des parents et des enfants réunis pour commémorer le soulèvement de l'université polytechnique d'Athènes de novembre 1973. Les rebelles, en protestation contre l’oppression de la junte militaire au pouvoir, occupaient la faculté depuis trois jours, quand un char franchit les portes du campus et tua entre 24 et 80 d’entre eux. De nos jours, ce soulèvement est souvent perçu comme les prémices de la chute du régime des colonels (1967-1974).

Une reconnaissance tardive

Dès le lendemain du retour à la démocratie, de premiers désaccords émergent. Les idéaux des occupants de polytechniques ont-ils été pleinement réalisés ? Pour certains, la concrétisation du rétablissement de la vie démocratique signe la fin de la lutte. Dans le même temps, les militants les plus radicaux, anarchistes et communistes (minoritaires au moment du soulèvement) n’y voient qu’une bataille remportée et vont ériger cet évènement en symbole de lutte anti impérialiste -particulièrement antiaméricain, les Etats-Unis ayant été accusés de soutenir la dictature- et anticapitaliste.

En conséquence, les commémorations du drame réunissent depuis lors des militants qui, au nom de la « génération polytechnique » et de la lutte contre la démocratie bourgeoise, organisent de violents affrontements avec la police, détruisent des bâtiments publics et des établissements bancaires. Une organisation révolutionnaire (active entre 1973 et 2002), longtemps considérée comme terroriste par l’Union européenne, a même pris le nom de « 17-Novembre (17N) » avec des modes opératoires constitués principalement d’assassinats perpétrés contre des officiers américains, personnalités politiques et hommes d’affaires.

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Écrit sur le dessin de la jeune fille, le mot “Liberté”, Thessalonique, 17/11/2023 (Photo Darius Albisson) 

Les années suivant le drame, les partis successivement au pouvoir – Nouvelle Démocratie (droite) et le PASOK (gauche-centre gauche) – n’ont pas fait de la reconnaissance mémorielle du 17 novembre une priorité politique. Nouvelle Démocratie a refusé de commémorer officiellement pendant les premières années du retour démocratique jugeant la l’évènement récupéré par les anarchistes et les communistes. Et lorsque le PASOK est arrivé au pouvoir en 1981, sa priorité était la reconnaissance de la Résistance nationale contre l'occupation allemande, qui était en suspens depuis plus longtemps. Les Grecs attendront donc 1999, alors que les mouvements d’extrème gauche commençaient à décroitre et ne représentant plus qu’une faible menace pour le statu quo, pour qu’un projet de loi visant à faire du 17 novembre une journée d'hommage national soit adopté.

Dans les colonnes du quotidien grec Ekathimerini (2), Kostis Kornetis, professeur d’histoire contemporaine à l’université autonome de Madrid dénonce ces tentatives de récupération historique : « les luttes autour de la supposée "signification réelle" de l'École polytechnique, l'instrumentalisation de cette dernière par toutes sortes de pouvoirs et d'organisations politiques (que se soit certains responsables du PASOK ou des mouvements anarchistes et communistes), les affrontements anniversaires entre la police et les manifestants […] se répétant chaque 17 novembre, ont contribué à discréditer l'événement et sa signification. »

Aucune organisation politique ne devrait prétendre représenter la "génération polytechnique". Bien que partageant les mêmes revendications essentielles formulées sous les mots d'ordre "pain, éducation, liberté", elle était historiquement constituée de manifestants aux affects, parcours et idéaux singuliers.

 

Les facultés, un « espace de transmission »

« Le défi, à l'occasion des 50 ans du soulèvement étudiant, est de redécouvrir l'empreinte positive de l'un des moments les plus importants de l'histoire grecque du 20e siècle, qui mérite d'être commémoré en tant que tel. », conclut Kostis Kornetis à la fin de sa tribune.

Aujourd’hui, avant les affrontements, la commémoration du 17 novembre s’accompagne de célébrations artistiques et historiques. Dans les facultés, les jours précédents sont progressivement un moment de rencontre, d’échange, via des témoignages d'anciens occupants ou de projections documentaires sur le soulèvement.

 

Miranda Iossifidis, professeure-chercheure en philosophie politique à l’université de Newcastle et auteure d’un article sur le récit et la mémoire de l’évènement (3), insiste sur la nécessité de développer ces « espaces de transmission », qu’elle présente comme « un espace qui facilite l'articulation de rencontres affectives et d'engagements avec différentes temporalités, imaginaires, formes d'action politique et, de manière cruciale, la transmission d'histoires discontinues de résistance. » Selon elle, il ne faudrait pas tomber dans une forme de mémoire figée car elle induirait l’idée que tout combat est terminé et briserait la temporalité passé-présent-futur.

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Exposition historique, campus polytechnique de Thessalonique, 17/11/2023 (photo Darius Albisson)

Or, dans la situation actuelle de recul des libertés fondamentales en Grèce, la mémoire du soulèvement de polytechnique pourrait faire office d’une clé de lecture, d’un devoir de vigilance. « En tant qu'"espace de transmission", la commémoration permet aux populations de s'engager dans des histoires discontinues de résistance - non seulement le soulèvement, mais aussi ce qui s'est passé avant, depuis et lors des commémorations passées - d'une manière qui n'est pas nécessairement diachronique. »

Mitsotakis : une dérive autoritaire ?

Aujourd’hui viennent se greffer à la commémoration du soulèvement des luttes issues des nouveaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme), mais les manifestants dénoncent également le recul des libertés essentielles à une démocratie saine, en particulier celle de l’autonomie universitaire. 

Élu en 2019, le gouvernement Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis a mis fin à la loi sur l’asile universitaire établie 1982 qui interdit à la police et à l'armée d'entrer sur les campus (sauf rares exceptions accordées par les autorités universitaires ou si un crime mettant des vies en danger est commis), et à même créer une « brigade de protection » dans les facultés, composé d’un millier de policier sans arme-à-feux mais munis de matraque et de sprays anti-agression. Une réforme vivement critiquée par de nombreux universitaires et étudiants, car la loi désormais obsolète était considérée comme l’un des acquis fondamentaux du 17 novembre 1973.

Concernant la liberté de la presse, la situation est dramatique. Le pays figure en 2023 à la 107 place du classement de Reporters sans frontière, soit le pire classement des pays de l’Union européenne. En cause, une affaire de journalistes mis sous écoute par les services de renseignement, une multiplication des procédures baillons, et surtout l’assassinat du journaliste Giorgos Karaïvaz en 2021, qui n’a pas encore été élucidé. Même les correspondants étrangers sur le sol grec subissent des pressions. Récemment, un journaliste canadien a été condamné à six mois de prison avec sursis pour diffusions de fausses informations dans un dossier jugé « sans preuve solide » selon RSF (4).

Coincée entre diverses tentatives de récupération politique, la commémoration de l’occupation de l’école polytechnique d’Athènes semble, à l’heure des restrictions croissantes des libertés, reprendre un sens émancipatoire brûlant d’actualité.

Darius Albisson

 

  1. Le décompte officiel fait état de 24 victimes auxquelles s'ajoutent 16 victimes dont l'identité n'a pas pu être vérifiée. Certaines estimations réhaussent ce nombre à 80.

  2. The Athens Polytechnic Uprising, 50 years on | eKathimerini.com

  3. Spaces of transmission: Storytelling and remembrance of the 1973 Athens Polytechnic Uprising (sciencedirectassets.com)

  4. En Grèce, la condamnation d’un journaliste canadien pour «diffusion de fausses informations» inquiète Reporters sans frontières – Libération (liberation.fr)

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