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Crédits : El Comercio

Au Pérou, un coup de plus dans le chaos politique

Par Léna Lebouteiller

Après une tentative échouée de coup d’État, l’ex-président Pedro Castillo est éjecté de la présidence et livré à la police en à peine quelques heures. Le Pérou traverse depuis des années une crise politique profonde, marquée par d’innombrables scandales de corruption. Le coup de Castillo n’est que la continuité d’une spirale infernale, qui semble bien loin de cesser ses ravages.

Ce mercredi, l’ancien instituteur rural et dirigeant syndical de gauche Pedro Castillo apparaît soudainement à la télévision pour annoncer la dissolution du Congrès, le début d’un gouvernement d’exception et l’entrée en vigueur d’un couvre-feu. Toutefois, en quelques heures seulement, cette tentative d’“auto-coup” échoue avec le vote de la destitution de Castillo pour “incapacité morale” par le Congrès, rapidement suivie de son arrestation. Ainsi s’achèvent dix-sept mois d’instabilité, de promesses dans le vent et de scandales de corruption. Dina Boluarte, alors sa vice-présidente, le succède et devient la première femme présidente en 200 ans de République péruvienne.
 

Pourquoi Castillo s’est-il tiré une balle dans le pied ?

 

D’aucuns diront que cette tentative ratée de coup d’Etat n’était autre qu’un ultime acte de désespoir. Pour cause, la menace de destitution s’approchait et les poursuites pénales s’entassaient. Petit à petit, les investigations dessinaient chacune de leur plume le portrait d’un président à la tête d’une organisation criminelle de corruption. Depuis longtemps déjà tremblaient sous ses pieds les fragiles piliers de son pouvoir. En juillet 2021, Castillo avait profité de l’insatisfaction populaire dans un Pérou à l’establishment politique rongé par la corruption pour remporter l’élection contre Keiko Fujimori, fille de l’ex-président corrompu Alberto Fujimori. Toute la gestion de Castillo est ensuite marquée par l’instabilité, avec plus de soixante-dix changements ministériels en moins d’un an et demi.

 

De plus, nombreux sont les signes qui présageaient une tendance golpiste à l’ex-président. Interférences dans le travail du Parquet national et de la police, attaques contre la presse et contre toute opposition, rejet par l’exécutif d’une question de confiance en novembre dernier… Le coup de Castillo ne s’est pas fait sur un coup de tête. “Il n’y a rien dans le message du coup d’Etat de Pedro Castillo qui ne puisse être interprété comme la poursuite de comportements ou de positions idéologiques que nous lui connaissions déjà”, estime l’éditorialiste Augusto Townsend Klinge dans El Comercio

 

Le maître et son chapeau

 

José Pedro Castillo Terrones naît le 19 octobre 1969 dans un village de Cajamarca, au cœur des montagnes andines du nord du pays. Élevé par deux agriculteurs analphabètes aux côtés de huit frères et sœurs, il concilie son éducation avec des travaux agricoles. Il devient enseignant à la fin de ses études, et fera de cette profession l’un des piliers rhétoriques de sa campagne. Malgré ses abondants gisements de minerais, Cajamarca est l’une des régions les plus pauvres du pays. Son profil lui a permis de se présenter comme l’un des nombreux démunis et oubliés. Une sympathie nécessaire alors que la pandémie ravageait le pays : en juin 2021, le Pérou présentait le taux de décès lié au Covid-19 le plus haut du monde.

 

Le 28 juillet 2021, grâce à ses soutiens en zone rurale, Castillo s’imposait de justesse face à Keiko Fujimori et assumait officiellement la présidence. Le récit était tentant : un enfant du Pérou rural, éloigné des élites, qui parvenait à la tête du pouvoir avec son crayon et son chapeau. Une humilité bienvenue au moment où les Péruviens, qui ont vu se succéder les crises institutionnelles et les présidents, se méfient des politiques et des partis traditionnels. Il voulait dépasser la polarisation et la fracture sociale. “Parole de maître”, tranchait-il souvent pour clore ses discours. Le maître aura en tout cas réussi à épaissir encore les pages de l’histoire politique péruvienne.

 

“Ce n’est que ton troisième coup d’Etat ? Ma grand-mère, c’est son sixième !”. Voilà ce que l’on peut entendre dans les rues de Lima et sur les réseaux sociaux. En moins de cinq ans, les Péruviens ont connu six présidents différents. Une spirale infernale de scandales de corruption et d’affrontements avec le Congrès. Alberto Fujimori, président-dictateur de 1990 à 2000, avait lui aussi mené un auto-coup en 1992. A la différence de Castillo, il avait pu bénéficier du soutien des Forces armées. Un même destin l’attendait pourtant : en 2000, après des élections sous forte suspicion de fraude et l’éclatement d’un scandale de corruption, il est jugé pour “incapacité morale”, rend les clés du Palais et s’exile au Japon. 

 

Se succéderont ensuite onze présidents différents. Pour huit d’entre eux, le mandat sera coupé court par des scandales de corruption. Chaque fois, cette spirale enfonce un peu plus le pays dans une crise politique aiguë marquée par une forte fragmentation. D’après José Miguel Vivanco, ex-directeur de l’ONG Humans Rights Watch et invité sur le plateau de CNN en espagnol, “le Pérou est confronté à une crise politique chronique où il est très difficile d’atteindre une stabilité politique”. Et d’ajouter, “les partis politiques se sont pulvérisés et chaque personnalité politique se bat pour ses propres petits intérêts”.

 

Un nouveau chapitre ?

 

Dina Boluarte reprend donc la tête d’un pays en crise. Si elle ne convoque pas d’élections générales anticipées d’ici là, elle gouvernera certainement jusqu’en 2026, fin initialement prévue de son mandat de vice-présidente. Dans son premier message à la nation, elle a insisté sur la lutte contre la corruption dans les institutions étatiques et a appelé à l’unité. "C'est à nous de parler, de dialoguer, de trouver un accord, chose aussi simple qu’irréalisable ces derniers mois. J'appelle donc à un large processus de dialogue entre toutes les forces politiques représentées ou non au Congrès", a-t-elle ajouté. 

 

Vice-présidente et ministre du développement et de l’inclusion sociale sous le court mandat Castillo, cette avocate a accumulé rapidement des capacités politiques nécessaires pour assumer la présidence du pays. Or, son mandat s’annonce compliqué tant qu’elle n’obtient pas le soutien des partis qui contrôlent le Congrès. Au parlement, la majorité est opposée au parti Perú Libre, qu’elle et l’ex-président incarnaient. Sans les votes des membres du Congrès, les progrès risquent d’être ardus.

 

Des beaux jours s’annoncent-ils pour le Pérou ? Rien de moins sûr. Croire que la nomination de Boluarte met fin à la crise serait illusoire. La nouvelle présidente pourrait faire l’objet d’une enquête et être interrogée pour son rôle dans le gouvernement de Castillo. Malgré sa rhétorique de la “trêve politique”, Boluarte reprend les rênes d’un pays dans le chaos, en l’absence d’un leadership politique capable de l’en sortir. Selon le politologue Omar Awapara dans un échange avec le journal péruvien El Comercio, “le problème pour Boluarte et le Congrès va être dans les rues”. Depuis mercredi se succèdent les manifestations et les blocus demandant la fermeture du Congrès, de nouvelles élections générales et la démission de Boluarte. Un énième président corrompu quitte la scène ; la crise, elle, demeure.

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